Que je suis tête en l'air.
Je suis dans une image. J'haBITE dans cette image. Croyez-le ou non, je suis là, regard en l'air, depuis maintenant presque 600 ans. Pouvez vous le croire ? OUI vous le croyez. OUI vous ME croyez. Je suis moi-même une image. L'image d'un homme à qui il manque un corps. L'image d'un homme qui n'est présent que pour une raison qu'il ne saurait comprendre.
J'ai tenté de vous parler. Vous et vos yeux qui regardent, vous et vos yeux qui ne sauraient me voir, me voyez-vous maintenant ? Je suis là ! J'ai tenté de m'échapper. Cela fait 600 ans je regarde cette fenêtre, chaque instant, je m'envole en rêve. Je n'ai pas eu la chance d'apparaître à votre époque, celle des images animées auxquelles on donne ce pouvoir, celui de partir. Aussi insignifiant que je puisse être, sans moi, que feraient-ils tous, là, à se battre, à se pourchasser de leurs yeux sombres, tristes, malveillants, figés. Figés nous le sommes tous.
Acceptez mon invitation.
Vous êtes là, devant cet homme accroupi, de bleu et de rose, n'est-ce pas ridicule ? Que fait-il ? Il parle italien au ciel, avec sa gestuelle (gestuelle) mais avancez un peu que voyez-vous ? Je crois qu'il va mourir regardez. Ces deux hommes semblent prêts à le battre et l'homme est là, ne se souciant que de grogner ses mots inaudibles à notre cher créateur. A moins qu'il ne s'extasie devant notre si joli cadre fleuri, mais j'en doute. Faites un choix. Quand vous aurez fini peut-être pourriez-vous m'éclaircir sur les raisons qui nous poussent à nous accrocher parfois, à des colonnes, comme cet homme persécuté, dites-moi si je me trompe mais je ne pense pas que ce soit la meilleure solution pour échapper aux coups des soldats qui l'encerclent. J'ai toujours voulu lui dire « mais cours Jean-Mi ! Cours ! Te laisse pas faire, montre-leur ! Fous-y un coup d'rafiot dans les g'noux t'attends quoi ! » Il a dû naître sourd ! le bougre ! quelle tristesse. Enfin c'est toujours mieux que de se faire disséquer par des fous sur une planche de bois. Vous le voyez, celui-là ? Oui bien sûr maintenant vous êtes juste devant ! Eh ben faites quelque chose ! Vous allez continuer à le regarder souffrir, sans rien dire ? Hein ? Je n'entends pas. Ah vous n'avez rien dit ! Haha pardonnez-moi pendant un court instant je me suis dit que les choses avaient changé, en 600 ans.
Je suis mauvaise langue, je m'ennuie, je connais cette page par cœur, si on pouvait la tourner et moi avec se serait d'un soulagement... Vous n'imaginez pas. Tourner la page. Allez tournez-là ! Tournez-là bon sang ! Vous n'écoutez jamais ? Et bah très bien, nous allons continuer, vous voyez ces bâtiments, au fond ? Ils ont utilisé tellement de teintes pour leur fringues qu'ils n'en ont plus eu pour faire les murs. Ni pour moi d'ailleurs. Je suis couleur mur. Si ça se trouve je suis un mur. Un mur qui parle. Un mur qui veut s'échapper, s'envoler, ah ! ce serait une première. Un mur qui parle, un mur qui vole. Sacré délire.
Boccace Le Livre des cas des nobles femmes vers 1465-1470 miniaturiste Colin d'Amiens |