Un groupe de personnes qui se réunissent un jeudi sur deux pour écrire

lundi 4 février 2008

Estelle Kongo-Bacary augmente W. G. Sebald

A partir du texte de W. G. Sebald, Austerlitz.
(en italique le texte original)

[…]

Les silhouettes et les paysages dont tous les détails m’étaient familiers avaient fait place à un magma indifférencié de hachures noires et menaçantes. Mes yeux venaient à peine de s’ouvrir, ils étaient cernés de croûtes dues à ma conjonctivite. Or, après m’être frotté les paupières, j’avais néanmoins l’impression que je continuais à voir ce qui se trouvait au bord de mon champ de vision avec la même acuité qu’auparavant. Comme s’il me suffisait de détourner l’attention sur les marges pour faire disparaître une faiblesse visuelle que je crus d’abord de nature hystérique. Elles devenaient rouges. Il faut dire que je n’y suis pas allé de main morte, mais j’y suis arrivé.
En dépit de multiples tentatives, mes cils restaient collés. Je me lève, sors de mon lit et me dirige vers la salle de bain afin de me rafraîchir. La lumière ! Enfin !
Les taches grises parurent bien plutôt s’élargir et parfois, quand je fermais et ouvrais alternativement un œil puis l’autre pour comparer, il me semblait que du côté gauche aussi ma vue était devenue moins bonne. Je me résous donc à aller chez l’ophtalmo pour qu’il me donne son diagnostique. Les mots tombèrent : « vous souffrez d’hypermétropie ». Autrement dit, je suis presbyte.
Déjà passablement déboussolé par cette perte d’acuité visuelle dont je redoutais qu’elle ne fut évolutive, je me souvins d’avoir lu un jour que jusque tard dans le XIX ème siècle les chanteuses d’opéra, avant de se produire sur scène, ainsi que les jeunes femmes avant d’être mises en présence d’un prétendant, se voyaient déposer sur la rétine quelques goûtes d’un liquide distillé à partir d’une solanacée appelée Belladone. Cette plante qui faisait briller leur regard d’un éclat langoureux et quasi surnaturel mais qui les empêchait elles-mêmes de presque rien voir.
Ma grand-mère, quant à elle, m’avait dit que quelques goûtes de citron sur l’iris l’éclaircissait et donnait un regard de biche… Souffrance ! Le simple souvenir de cette anecdote me remis les idées en place et me détourna de cette folie.

[…]

Mon état ne s’améliorant aucunement dans les jours qui suivirent, je partis peu avant la Noël pour Londres, afin de consulter un ophtalmologiste tchèque que l’on m’avait recommandé. Le mien ne me convenait plus. Et comme chaque fois que je me rends seul à Londres, un désespoir confus commença ce jour-là à me tarauder. Je ne verrai peut-être plus jamais.
Je regardai alors par la vitre le paysage plat, presque sans arbres, les immenses champs bruns. Les gares où jamais je ne descendrais, la grappe de mouettes qui comme toujours s’étaient rassemblées sur le terrain de football en bordure de la ville d’Ipswich et les match de la Ligue 1 sans le FC Nantes. Mais aussi les colonies de jardins ouvriers, les Oumpa-Loumpas, les arbustes rachitiques et les mannequins dénudées virevoltant sur les podiums pour Fashion TV. Les blocs qui poussent sur les talus, où s’enroulent les vrilles desséchées de la violence. Incarnée.

[…]

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